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03

   Il n’y avait plus grand monde dans l’hospitalité, et les rares âmes qu’il croisa l’encouragèrent d’un sourire, ou de quelques mots. Ils avaient l’habitude : inutile d’essayer d’engager la conversation maintenant.    

Le soleil était haut, le ciel, clair. Il faisait chaud et lourd, mais Saint-Paul-de-Vence semblait vouloir participer en leur donnant des conditions idéales. Il poussa la porte, le brouhaha était encore étouffé, mais déjà, il comprit qu’il serait assourdissant. Les gens l’attendaient.    

​

   – Antton Joel Torres Agosto, veux-tu bien m’écouter !? tempêta Genevalisse.  

   Aussi bien Joel qu’Antton rentrèrent la tête dans les épaules et cessèrent immédiatement de se chamailler dans le hall. Elle leur adressa un regard à chacun qui les dissuada de tenter quoique ce soit.  

   – Voici la liste de course, fit-elle en lui tendant un morceau de papier et sa carte bancaire. Ne traine pas trop, il y a encore beaucoup de choses à faire, et par pitié, attention à ne pas écraser la nourriture avec ta conduite de voyou !  

   – Voyou ?! s'indigna Antton.  

   Elle le chassa hors de la maison sans daigner vouloir s’expliquer. Antton savait très bien que cette liste de course n’était qu’un prétexte pour l’éloigner de la maison. Raul avait vendu la mèche dans son dernier fax : l’intégralité de ses cousins venaient les rejoindre à San Juan pour fêter la fin de sa saison en Mach 3, et son anniversaire par la même occasion. Cela n’était arrivé qu’une fois, et c’était sans aucun doute l’un de ses souvenirs préférés. Cette fois, en plus, sa grand-mère paternelle allait participer à la fête. Il l’avait rencontré pour la première fois cette année, après que son grand-père soit décédé. Les parents de son père ne lui avaient plus reparlé depuis que Genevalisse était tombé enceinte de lui et que Joel avait quitté ses études pour l’élever avec elle. Elle n’était pas si terrible pour une vielle qui avait maintenu un froid pendant quinze ans, et puis surtout, elle voulait se faire pardonner. Elle s’intéressait beaucoup à Antton, essayant de rattraper le temps perdu, mais il était bien difficile pour elle de comprendre quoique ce soit lorsqu’il se mettait à lui parler de course et de voiture. Et Antton ne savait parler que de ça.  

    Il s’empressa de réunir toutes les commissions, envieux de rentrer au plus vite pour ne pas rater l’arrivée de sa famille. Plusieurs voitures étaient garées juste devant la maison. Il laissa sa mobylette contre le mur tout en sachant que Genevalisse détestait ça, et se précipita à l’intérieur. Tous ses cousins l’attendaient dans l’entrée, et ils étaient nombreux.  

Avoir autant de monde dans une si petite maison demandait une grande organisation, et avant tout, plusieurs services à chaque repas. L’exception paraissait évidente au moment du dessert, et ils se tassèrent pour parvenir à tenir autour de la table, les parents prenant les petits sur les genoux, les grands enfants se tenant debout derrière, et les petits sur les genoux. La grand-mère d’Antton avait insisté pour faire les gâteaux, et les trois pâtisseries que l’on déposa devant lui avait l’air plus délicieuse les unes que les autres.  

   – Trois gâteaux pour trois évènements ! s'exclama Raul en se penchant par-dessus son épaule pour mieux les voir.  

   Joel, Luiz et Danilo soupirèrent de concert.  

   – Quoi ? fit-il en voyant le regard noir que lui adressaient les uns et les autres.  

   – Il faut que tu apprennes à te taire, primo... rétorqua Marco avec un rictus.  

   Antton questionna sa famille des yeux, comprenant bien que Raul avait encore fauté.  

   – Nous n’avons qu’à ouvrir les cadeaux tout de suite, proposa Genevalisse.  

   Luiz consulta son frère et son beau-frère, puis lui tendit une enveloppe. Elle était épaisse lorsqu’il la prit, et il s’empressa de l’ouvrir sans avoir la moindre idée de ce qu’elle pouvait contenir.  

   Il en tira une série de polaroids qu’il regarda sans réellement comprendre. Il y avait un châssis, une monocoque, des pièces de moteur... Ç'avait tout l’air d’une monoplace en pièces détachées.  

    – Une nouvelle voiture ? demanda-t-il avec espoir.  

   – Pas n’importe quelle voiture ! s'exclama Raul.  

   Paola lui donna un coup de coude.  

   – Regarde bien, répondit Joel en lui remettant dans les mains la photo de la monocoque.  

   Antton baisa les yeux alors que tout le monde attendait avec impatience qu’il comprenne.  

   – C’est... bredouilla-t-il en regardant à nouveau les autres clichés. C’est une Mach 2 ?!  

   Danilo hocha la tête avec un sourire.  

   – J’ai passé des semaines pour trouver toutes les pièces, fit-il fièrement.  

   – On s’est dit qu’on pourrait récupérer certains trucs sur ta voiture, en bricolant un peu on devrait s’en sortir, ajouta Joel.  

   Antton ne pouvait pas avoir un sourire plus grand.  

   – Mais... Et la licence ?  

   – Ça fait un bail que tu as le nombre de points qu’il faut pour passer à la catégorie supérieure, commenta Marco.  

   – Vous étiez dans le coup ? se réjouit-il en se tournant vers ses cousins.  

   Ils hochèrent tous les trois la tête, tout sourire. Antton se laissa retomber contre le dossier de sa chaise en contemplant les polaroids. Puis son sourire se dissipa alors qu’il réfléchissait. 

   – Tous les championnats de cette catégorie sont en Europe... 

   Ses cousins échangèrent un regard complice.  

   – Je peux le dire ? les pressa Raul, comme s’il était devenu difficile pour lui de se retenir. 

   Ils hochèrent la tête en rigolant.  

   – L’organisateur du championnat de Machs 3 brésilien a décidé d’accueillir une course de Mach 2 à Paromar courant septembre, expliqua-t-il à toute vitesse. Il t’a invité à prendre place sur la grille avec l’équipe, et tu ne devineras jamais ! Le gagnant remporte une place sur la grille du championnat Européen pour la première course ! 

   – Vraiment ?! s’exclama Antton, dont le cœur s’emballait. Mais... Même si je gagnais, comment ferions-nous pour envoyer la voiture là-bas ? Et sur place ? Il faut penser à l’hébergement, aux déplacements, au... au carburant, aux pièces de rechange, à...  

   – Justement, j’y ai réfléchi ! s'exclama Paola comme si elle attendait ce moment depuis le début. J’en ai discuté avec papa : nous pourrions te trouver des sponsors !  

   – Tout le monde le fait, en réalité, compléta Luiz. Paola a dressé une liste des gens qui pourraient être intéressés. Certains demanderont peut-être une contrepartie, mais ça vaut le coup d’essayer. Et je te paierai le billet d'avion.  

   Surpris, Antton tourna les yeux vers sa mère.  

   – Tu auras intérêt à m’écrire tous les jours, jovem, menaça-t-elle avec un doigt pointé sur lui.  

   Il n’en revenait pas. Comment diable avaient-ils pu faire pour la convaincre de le laisser partir ? Genevalisse priait pour qu’il gagne, mais priait tout autant pour qu’il ne parvienne pas à gravir sur la première marche du podium. La Mach 2 avait le droit d’ajouter à son nom la mention “Nomad”, car les jeunes pilotes s’élançaient à plusieurs reprises sur les circuits nomads les moins dangereux du calendrier. Antton n’avait jamais couru ailleurs que sur un circuit classique, et Genevalisse était terrifiée.  

   – Je ne pourrais plus aller en cours, si je pars en Europe... 

 – Oh non, ne compte pas là-dessus, intervint-elle immédiatement. Les cours par correspondance existent, et si tu ne t’y tiens pas, tu rentres immédiatement à la maison ! 

Ils rigolèrent de concert. Antton regarda encore les photos.  

   – Sans vous, je n’ai aucune chance de participer à la moindre course, dit-il avec un sourire nostalgique.  

  – On trouvera un moyen, rétorqua Joel. On te trouvera des gars sur place, on trouvera l’argent. On va y arriver.   

   Antton avait les larmes aux yeux. Il peina à y croire.  

   – Et si je n’arrive pas à m’installer sur la grille ?  

   – Eh bien, tu n’auras qu’à revenir à ta mère ! s'exclama Genevalisse.  

   – Il faut essayer, répondit Joel.  

  Antton hocha la tête. Il s’imaginait déjà piloter sur la piste humide de Grande-Bretagne, dans les esses italiens, ou dans les courbes dangereuses des Alpes. Comme il rêvait d’enfin entrer dans la cour des grands ! Mais pour cela, il avait déjà un Grand Prix à gagner.  

   – On va avoir du pain sur la planche pour être prêt à temps pour la première course, ajouta Joel avec un sourire.  

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   Et cela rimait avec passer tout l’été au hangar. Joel avait raison de dire qu’il y avait beaucoup de travail, car ils partaient presque de rien. Les pièces trouvées par Danilo n’étaient pas de dernière génération, et ils durent en modifier beaucoup pour améliorer leur performance. C’était un véritable casse-tête de parvenir à adapter les éléments de la Mach 3 pour créer une Mach 2 réglementaire. Antton connaissait à présent tous les points du règlement de la WRC, la World Racing Club, qui organisait tous les championnats automobiles. En général, les écuries achetaient leur moteur à des motoristes, mais eux n’avaient pas l’argent pour ça. Les conversations étaient longues, dans le bureau de Joel, tout au long de la journée, lorsque Braulio et lui travaillaient au garage, et au hangar : comment faire pour bâtir le moteur le plus performant ? Il fallait penser au châssis, aux suspensions, à la boite de vitesse. Soudain, et avec leurs seules connaissances des voitures de tourisme, ils étaient tous devenus ingénieurs.  

   Antton aimait aller se coucher en sentant encore la graisse et le cambouis malgré être passé sous la douche. Lorsqu’il pleuvait, ils s’entassaient à l’étage partout où cela était possible de s’installer : dans les chambres, les couloirs, la salle de bain... Souvent, les cousins s’endormaient avec la lumière du rez-de-chaussée qui filtrait sur le palier, et la voix des parents qui portaient jusque-là. Le reste du temps, ils dormaient sur le toit, sous les toiles dressées pour l’occasion. Genevalisse avait tendu des cordes à linge supplémentaire dans la cage d’escalier, et il y avait toujours des vêtements qui pendaient, les obligeant à courber l’échine pour gravir les marches. On ne parlait plus que d’automobile, dans la maison Torres, on avait intérêt à aimer ça. Genevalisse et ses belles-sœurs apportaient quant à elle de grosse pièce à l’édifice, et géraient cette maison remplit de dix enfants d’une main de maitre. 

   De temps en temps, les plus grands de la cousinade entrainaient avec eux le reste des enfants, à travers San Juan ou à la plage, laissant la maison vide et calme pour les adultes éprouvés. Ils jouaient dans la rue, faisait la course avec des caisses en bois sur lesquelles ils avaient fixé des roues de caddies, passaient de longues heures dans le minuscule jardin, ou dans le parc le plus proche. Ils restèrent un mois, durant lequel Antton rencontra Ford Dixon et échangea quelques mots avec lui, durant lequel les garçons poussèrent sans cesse Paola à retourner voir le serveur sans jamais qu’elle ne franchisse le pas, durant lequel chaque instant libre était passé dans une cabine téléphonique dans l’espoir de décrocher un nouveau sponsor. Cet été avait eu pour Antton une saveur particulière, et il avait eu la sensation, avec ses cousins, que tout pouvait arriver, et que tout était possible. 

   Les au revoir furent frustrants pour ceux qui partaient, car cela avait un gout d’inachevé. Galvanisés par ce mois vécu à deux-cents à l’heure, c’était comme si on tirait le frein à main à pleine vitesse, comme exploser en plein vol, et c’était terrible.  

   – J’enverrai quelques courriers aux sponsors qu’on n'a pas pu avoir au téléphone, promit         Paola en serrant Antton dans ses bras.  

   – Et toi, t’as intérêt à nous écrire souvent ! fit Marco. Toutes les semaines !  

   – Pousse-toi un peu ! fit Raul en se précipitant pour serrer Antton à son tour.  

   Il le fit si fort qu’Antton protesta. 

   La sensation de retrouver une maison vide après tout ce temps fut étrange, mais il n’eut pas vraiment le temps d’y penser. Il faisait à présent le travail qu'ils avaient fait jusque-là à quatre, et il n’y avait pas autant de monde qu’ils espéraient qui acceptait de sponsoriser leur écurie. 

   – Autozone a refusé de nous financer, annonça Antton en entrant un matin dans le garage de Joel.  

   Allongé sous une voiture, Braulio jura. Joel tourna les yeux vers son fils, inquiet de voir sa réaction. 

   – C’est pas grave, assura-t-il. J’aimais pas leur logo de toute façon.  

   – On en trouvera d’autres, ne t’en fais pas, répondit Joel. On a encore le temps.  

   Il haussa les épaules. Ils comptaient beaucoup sur eux.  

   – Je vais au hangar, Maman n’a plus besoin de moi.  

   – Je t’y rejoins quand on aura fini, répondit Joel alors qu’il s’éloignait.  

   La fin des vacances approchait, mais jamais Antton n’avait redouté à ce point la rentrée des classes. Il attendait toujours avec impatience que Paola lui dise si oui ou non, elle avait pu lui trouver des sponsors au brésil, mais dans aucune de ses lettres, elle n’en parlait. Sa mère avait insisté pour qu’il aille à l’école jusqu'à son départ pour l'Angleterre, et si cela l’agaçait, ça lui empêchait souvent de penser à ce qui l’attendait et à cette angoisse qui s’installait peu à peu. Comment ferait-il une fois de l’autre côté de l’océan ? Et si après tout ceci, il n’y arrivait pas ? S’il ne gagnait pas de courses, si ses sponsors le lâchaient et qu’il ne remportait aucun prix ? Et s’il ne remportait même pas le Grand Prix à Paromar ? À quoi tout cela aurait servi ?  

   Le réveil fut difficile, et le chemin jusqu’au lycée, déprimant. Comment Antton pouvait-il réussir à se concentrer en classe tout en sachant que bientôt, il pourrait tester sa voiture pour la première fois. À quoi cela lui servirait-il d’étudier la biologie quand il remplissait ses marges de cahier, de calculs, de schémas et de dessins de circuits ? 

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   Démanteler sa Mach 3 lui avait fait mal au cœur, mais le bolide qu’ils construisaient en valait la peine.  

 

 

   – À quelle heure rentreras-tu demain ? demanda Joel en arrivant dans la cuisine.  

Antton coupa l’eau et cessa de laver la casserole pour se tourner vers lui.  

   – Pourquoi ça ? 

   – Répond seulement, rétorqua Joel en prenant sa place devant l’évier pour se laver les mains.  

   – Je finis les cours à quinze heures, répondit Antton, impatient de savoir la raison de cette question. 

   – Rentre à midi. Il faut que tu testes la voiture. Mais ne dis rien à maman, ajouta-t-il en voyant son sourire s’agrandir. Je te ferai un mot pour tes professeurs, et nous ne lui dirons que demain soir.  

   Antton hocha la tête.  

   Inutile de dire qu’il peina à trouver le sommeil, et à être attentif en classe. Il rentra en courant à la maison, et sauta sur sa mobylette, roulant comme un fou jusqu’au hangar. Il manqua de la faire tomber en arrivant, ne prenant pas le temps nécessaire pour déplier la béquille correctement. Il jaillit dans le garage, excité comme cela n’était pas permis.  

   – Va te changer ! fit Braulio en lui lançant sa combinaison à la figure.  

   Il avait déjà commencé à enlever ses chaussures.  

   Lorsqu’elle sortit au soleil, la monocoque était grise, blanche aux endroits où des imperfections avaient été colmatées. Braulio y fixa son nouveau baquet, qu’ils avaient moulés quelques semaines plus tôt, et l’invita à prendre place. Antton y monta avec le cœur battant. Elle était bien plus grande que son ancienne voiture, et lorsqu’il démarra, les vibrations du moteur se répercutèrent dans sa cage thoracique.  

   – Vas-y progressivement, demanda Joel en se penchant au-dessus du halo. Tu risques d’être surpris si tu mets la gomme trop vite.  

   – Ah oui ? fit-il en se réjouissant de ce que cela signifiait.  

   – Je suis sérieux, Antton. Nous n’avons pas des milliers de pièces de rechange, alors pas de casse !  

   Il hocha la tête, et ferma sa visière. Le volant était le même que sur sa Mach 3, et ses mains y retrouvèrent sans mal leur place. S’étant retrouvé sans voiture pendant près de trois mois, l’envie de rouler vite était prenante.  

   Il passa la première, doucement, et relâcha l’embrayage. Il amena la voiture sur la ligne droite du circuit et fit un premier tour pour chauffer ses pneus. Braulio et Joel avaient monté quelques rampes en bois pour diversifier le dénivelé de la piste, et il craignait un peu qu’elles ne s’effondrent sous le poids de la voiture. À peine effleurait-il l’accélérateur que la monoplace semblait bondir en avant. Il était écrasé contre son siège, et la force dans les virages lui tira un sourire. À quel point pouvait-il aller vite ? Joel ne le rappelant pas au garage, il commença à le pousser un peu plus à chaque tour, à chercher la limite, à sentir la voiture. Où dérapait-elle ? Il y avait-il du survirage ? Du sous-virage ? Comment étaient les freins ?  

   Il quitta la voiture en riant.  

   – Elle en a tellement sous le capot !  

   – Comment tu l’as senti ? demanda immédiatement Joel.  

   – Il y a encore un peu de travail, je crois. La direction est dure par moment, et la quatrième passe mal, il y a encore plein de choses qui peuvent être rectifiés, mais c’est... c’est génial.  

 

   -La grande peur d’Antton était d’arriver au brésil et de se rendre compte que contrairement à ce qu’ils pensaient, leur voiture n’était pas suffisamment compétitive. Le premier jour fut éprouvant, car en même temps que de faire les essais et de rectifier les réglages, ils devaient achever de floquer la voiture avec les derniers sponsors. La marche entre la Mach 3 et la Mach 2 est plus grande que celle entre le karting et la Mach régionale, et Antton devait être sacrément courbaturé. Ils durent aussi donner quelques interviews pour eux, et c’est un exercice qu’Antton détesta. Heureusement pour lui, ses cousins, Raul et Marco, furent plus que volontaire pour se faire son porte-parole, et ce pendant des années.  

 

   Antton quitta sa voiture après le tour de mise en grille et rejoignit son stand. Sur le circuit de Paromar, les Machs 2 disposaient de box en enfilade situés juste après ceux des Machs 1.  

   – ça va aller ? s'inquiéta Luiz en le voyant enlever son casque avec des mains tremblantes.  

  Il hocha la tête. Il partait dernier sur la grille à cause d’une pénalité obtenue lors des qualifications, et espérait finir dans les points, sans pour autant se voiler la face. Joel n’avait eu de cesse que de lui répéter que ça n’avait pas d’importance : ni lui ni la voiture avaient été blessés ou abimés alors que l’incident aurait pu les envoyer tous les deux dans le décor avec l’autre pilote. Ce qui inquiétait Antton, c’était la réaction des sponsors. Cette course serait sa vitrine pour la suite, qu’il la remporte ou non. S’il se montrait décevant, il craignait bien que l’aventure ne s’arrête prématurément. 

   Tout le monde dans le garage avait envie d’inonder Antton de conseil jusqu’au départ du Grand Prix, mais il n’y avait rien de nouveau qu’ils puissent lui apprendre, et ils préférèrent le laisser gérer son stress seul.  

   L’heure approchait. Joel et Braulio l’accompagnèrent sur la grille.   

   – Sois prudent, recommanda une dernière fois son père alors qu’il montait dans sa voiture. Il risque de pleuvoir à la mi-course, si tu vois des gouttes sur ta visière, rentre aux stands pour que l’on change tes pneus.  

   Antton ne dit rien, il était concentré.  

  Dans son cockpit, il ferma les yeux un instant, et pria. Le tour de formation s’effectua comme dans un rêve. Le vacarme sur la grille était assourdissant, mais Antton n’entendait que son cœur dans sa poitrine. Le premier feu s’alluma, figeant le regard des pilotes. Puis le second, réduisant au silence les spectateurs. Antton regarda les voitures devant lui, puis le premier virage, au-delà, et plus loin encore. Les deux autres feux achevèrent de glacer la tension sur le circuit, puis ils s’éteignirent.  

   Antton enfonça la pédale d’accélérateur et passa les vitesses les unes après les autres. Son cœur et ses poumons lui donnèrent l’impression d’être projetés au fond de sa cage thoracique. Il fit un tel envol qu’avant la fin du premier tour, il avait déjà gagné deux places.  

   – Pas d’accidents... implora Joel, les yeux rivés sur la télé qui diffusait en directe la chaine qui retransmettait la course.  

   Pas de carambolage au départ, la course était lancée. Les premiers tours étaient les pires, et les plus excitants. Il avait de la bataille en tête de peloton, mais aussi en fin, et les présentateurs ne savaient où donner de la tête.  

   Antton connaissait le circuit par cœur, savait où doubler, et où attaquer. Danilo notait contentieusement ses temps à chaque tour qu’il faisait. Il remontait, progressivement, fondait sur les pilotes les uns après les autres.  

   – Il tape trop dans sa gomme, fit Braulio.  

   – Il compte là-dessus, répondit Joel en montrant le ciel du doigt.  

Les nuages l’avaient couvert comme une chape de plomb, et bientôt, il fit sombre comme en pleine nuit.  

   – On devrait préparer les pneus pluies, et lui dire de renter au prochain tour pour prendre les autres de vitesse, fit Luiz en les rejoignant sur le bord de la piste. 

   – Déjà ? s'étonna Braulio.  

   – Le ciel de Santos est capricieux, faites-moi confiance.  

Joel prépara le panneau de consignes en espérant que Antton le verrait, puis couru rejoindre le box.  

   – Tenez-vous prêts les gars, lança Braulio, n'oubliez pas notre entrainement !  

   La Mach floqué du numéro neuf entra dans la ligne droite. Ils montèrent les pneus et le relâchèrent rapidement, trop vite pour que Joel ait le temps de dire quoique ce soit à son fils.  

Luiz avait vu juste, car moins d'une minute plus tard, la pluie se mit à tomber et les pilotes rentrèrent un à un.  

   – Il a déjà couru sous la pluie ? s'inquiéta soudainement Felipe.  

Luiz et Danilo tournèrent les yeux vers Joel. La question n’aurait pas mérité d’être posé si quelques gouttes seulement s’étaient mises à tomber, mais c’était loin d’être le cas.  

   – Jamais en course, souffla Joel.  

   Et jamais avec cette quantité d’eau sur la piste. Antton n’aimait la pluie que s’il se trouvait à l’intérieur, à l’abri et bien au chaud. À moins d’y être forcé, il n’avait jamais roulé dessous de son plein gré.  

   Genevalisse et le reste de sa famille avait dû se faire la même réflexion, car dans les gradins d’où ils assistaient à la course, il n’y avait plus un bruit.  

La pluie s’accumulait sur la visière d’Antton, dessinait de grandes gerbes d’éclaboussures et de longues trainées derrière les pneus. La visibilité était atroce, et le train arrière menaçait de se dérober à chaque virage. Il avait la sensation de passer plus de temps à tenter de retenir la voiture qu’à chercher à trouver la bonne trajectoire. Comment pouvait-il espérer remonter dans le classement dans ces conditions ?  

   – Ils vont peut-être arrêter la course, suggéra Paola en suivant des yeux les monoplaces qui traversaient la ligne droite des stands.  

   Et c’est ce qu’ils firent, trois tours plus tard, lorsque l’un des pilotes fila tout droit dans un esse et vit sa voiture arrêter sa course au milieu de la piste, retournée sur le dos. Les spectateurs hurlèrent, les mécaniciens retinrent leur souffle, et à la télé, les présentateurs se turent. Il était trop tard pour alerter le peloton de tête, qui ne vit pas le drapeau jaune et se précipita à toute vitesse sur l’accident.  

   Peut-être les croyants avaient-ils prié suffisamment fort, mais par miracle, personne ne vint heurter la carcasse. Certains finirent sur l’herbe ou dans les bacs à gravier, les plus chanceux restèrent en piste, mais il n’y eut pas de blessés supplémentaires à déplorer.  

   Antton descendit en tremblant de sa monoplace, et toute l’équipe fondit sur lui pour le ramener à l'abri du garage. Ils avaient tous eu très peur.  

   – J’étais combien ? demanda-t-il à peine son casque enlevé.  

Il ne restait que neuf tours avant la fin de la course, et les perspectives de grimper encore dans le classement n’étaient pas énormes.  

   Ils tournèrent les yeux vers Danilo. Avec tout ce qui s’était passé, ils n’avaient pas vraiment suivi.  

   – Eh bien... il regarda ses fiches, qui avaient souffert de la pluie, je crois... Tu... Tu... Je ne suis pas sûr, en réalité.... 

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   Joel lui arracha ses fiches des mains, et Braulio se précipita pour regarder par-dessus son épaule.  

   – Tu viens tout juste de dépasser le numéro trois, n’est-ce pas ? demanda précipitamment Joel, un grand pli au milieu du front.  

   – Je ne sais pas, avec la pluie, je n’ai pas bien vu qui je doublais. Pourquoi ? ajouta-t-il en voyant le silence de son équipe.  

   – Je dois aller voir les commissaires, déclara Joel en s’éloignant à grands pas.  

   Braulio et Luiz lui emboitèrent immédiatement le pas, rapidement suivit de Danilo.  

   – Qu’est-ce qui se passe ? demanda Antton à Felipe en l’attrapant par le bras.  

   Il commençait bien à avoir une petite idée, mais il ne voulait pas s’emballer.  

   – Je préfère ne rien dire pour le moment, répondit le mécanicien.  

   Lorsqu’ils arrivèrent près de la tour de contrôle, la porte était fermée, et un bon nombre de pilotes et de membres des différentes écuries patientaient déjà, insensible à la pluie qui tombait drue.  

   – Il faut reporter la course !  

   Antton reconnut le numéro trois.  

   – Impossible, il y a des courses tous les week-ends sur les deux prochains mois.  

   – Mais on ne peut pas décider de cette façon qui remporte le Grand Prix !   

   – À vrai dire, ça s’est déjà fait. C’est l’ordre du tour précédent celui où la course a été suspendue qui déterminera les résultats.  

   Antton fendit la foule et rejoignit sa famille, il avait les doigts qui picotaient, et le cœur qui battait aussi vite que lorsqu’il était dans sa voiture.  

   – C’est long, c’est long.… marmonnait Braulio en faisant les cents pas.  

   – C’est normal que ça dure aussi longtemps ? demanda Antton à Luiz. 

   Il se contenta de hausser les épaules, tendu.  

   Antton regarda la grande horloge placée près de la ligne de départ arrivé, et suivit des yeux la trotteuse en comptant les tours qu’elle faisait. Un, deux, puis quatre, puis huit... Dix minutes s’écoulèrent, interminables.  

   Enfin, la porte s’ouvrit et le directeur de course sorti sur le pas, un mégaphone à la main.  

   – Après délibération, nous avons décidé que l’ordre du trente-deuxième tour déterminerait le podium.  

   Joel tourna les yeux vers Antton, mais il avait le regard rivé vers le directeur.  

   – En troisième position, Gabriel dos Santos.  

   Ils applaudirent, et certains s’exclamèrent. Antton vit Braulio prier, Luiz et Danilo se tourner vers lui, et Joel serrer dans sa main la médaille dont il ne se séparait jamais. Alors, il avait vu juste, mais serait-il premier, ou seulement second ?  

   – En deuxième position... 

   Le temps s’arrêta. Sur l’horloge, la trotteuse se figea sur le douze.  

   –... Enzo Lopes.  

   Braulio hurla. Le reste de la famille lui répondit depuis les gradins. Danilo et Luiz se précipitèrent sur Antton et le serrèrent dans leur bras. Ils n’entendirent même pas le directeur annoncer sa victoire et rappeler qu’il venait de remporter une place sur la grille du championnat européen.  

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© 2024 par Johanna Maitre. Créé avec Wix.com

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