top of page
fond g.png

02

   Il enfila sa combinaison en la laissant pendre sur ses hanches, puis mit ses bottines. L’oreillette gauche de son casque cessa de fonctionner. Il tira sur la chaîne qui retenait ses médailles et les sortit du col de son tee-shirt. L’une des deux était moins brillante que l’autre et était gravée d’un nom qui n’était pas le sien : Joel Zeferino Torres Agosto. Il la serra dans sa main, et psalmodia à voix basse une courte prière, avant de quitter la pièce.    

  

   – Il a fait quelques années de karting, mais il s’est vite ennuyé. Il voulait courir dans une vraie voiture. La famille Torres n’avait pas de grands moyens, mais ils étaient bien entourés, et apprenaient vite. L’écurie Torres Racing Team vit indubitablement le jour malgré la réticence de Mme Torres, et ils firent leurs preuves. Antton concourut dans de petits championnats locaux, à Porto Rico ou au Brésil, et il se fit rapidement un nom dans la monoplace artisanale. Je n’imagine pas comment aller à l’école devait être une torture pour lui après ça. On dit de lui qu’il avait des facilités, mais qu’il refusait de travailler. Je le comprends. Moi non plus, je ne pensais à rien d’autre qu’à la course.   

  

   Lorsqu'à quatorze ans, Antton eut le droit de conduire une mobylette, plus personne ne fut capable de le forcer à aller en cours. Il avait passé les mois précédents son anniversaire à retaper le scooter acheté une bouchée de pain, et à présent qu’il était autonome, il séchait les cours aussi souvent que possible pour aller piloter. Il y avait une vieille route à la sortie de San Juan à côté de laquelle Joel avait acheté un hangar qu’ils avaient changé en garage. Le tarmac était défoncé et l’herbe poussait dans les fissures. Elle était poussiéreuse et bosselée, mais personne ne venait jamais rouler par là.  

Ça leur fit mal au cœur, mais Joel et Genevalisse furent obligés de lui confisquer sa mobylette. Antton fut furieux, mais sa moyenne s’élevait à deux sur vingt, et ces points, ils les avaient obtenus pour avoir écrit son nom et la date en haut de ses copies. La dispute fut terrible, mais s’il ne faisait pas ce qu’il fallait, il pourrait en plus faire une croix sur le prochain championnat. Les mois avant l’été furent longs et déprimants.   

  

 Joel rentra. Il sentait encore les odeurs du garage et aurait bien sauté immédiatement sous la douche s’il n’avait pas vu Genevalisse assise à la table de la cuisine, voûtée et silencieuse.  

    – Tout va bien, amor ?     

   Elle soupira. Elle avait les yeux rouges et les joues encore humides.          – Je ne sais plus que faire, querido. Il n’est rentré à la maison que pour poser ses affaires et prendre ses clés. Il a jeté son bulletin sur la table et est reparti sans me dire un mot.    

    Joel s’accroupit près d’elle et prit la feuille qu’elle lui tendait. Comme convenu avec lui, Antton avait obtenu un douze de moyenne. Ses résultats pêchaient en langue, mais il avait la meilleure note en sport.   

   – Tu lui as dit où était sa mobylette ?

   Elle secoua la tête. Joel pinça les lèvres. Il avait eu un doute, mais à l’évidence, cela faisait longtemps qu’il avait trouvé où il avait caché le scooter et les clés.   

 – Mme Velez a appelé. Elle souhaitait prendre rendez-vous.   

​   – À quel sujet ? s’inquiéta Joel.   

   – Antton s’est battu dans la cour du collège.   

   Joel ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais rien n’en sortit. Antton ? Se battre ?   

   – Je vais le chercher, décida-t-il en se relevant.   

  – Non, attends ! s'exclama Genevalisse en lui attrapant la main. Ne te fâche pas contre lui tout de suite. Je m’inquiète pour lui.   

   – Tu devrais venir, alors.   

  

   La soirée était bien entamée lorsqu’ils arrivèrent au hangar. La mobylette était appuyée contre le mur et le casque abandonné au sol, comme si Antton s’était précipité à l’intérieur. Ils contournèrent le garage et se rendirent près de la barrière de pneus qui les séparait du premier virage. C’était le seul endroit du « circuit » qui était protégé.   

   – Meu Deus.. Il roule si vite… murmura Genevalisse.   

   Oui, il roulait vraiment très vite. Joel le regarda faire quelques tours, concentré comme s’il s’apprêtait à courir après lui. Genevalisse lui jeta un regard, inquiète de voir les plis se former sur son front. Puis, il alla chercher le drapeau à damier rangé dans le hangar et l’agita pour qu’Antton les remarque. Il exécuta un dernier tour pour décélérer et figea la voiture non loin d’eux. Il sauta hors de la monoplace et ôta son casque avec un grand sourire, heureux comme il ne l’avait plus été depuis des semaines.   

   – J’ai fait quelques réglages ! s’exclama-t-il en les rejoignant.   

   Il ralentit et perdit son sourire en voyant la mine de ses parents. Joel s’approcha et prit son visage dans sa main, le forçant à lui montrer l’hématome qu’il avait sur la pommette. Se sachant fautif, Antton se dégagea et recula d’un pas, le regard au ras du sol.   

   – Ta professeure nous a appelés, l’informa Joel.   

   Il soupira et leva les yeux au ciel.   

   – Que s’est-il passé ?   

   – Rien, ça va, rétorqua-t-il en fourrant ses gants dans son casque.   

   Joel et Genevalisse échangèrent un regard.   

   – Si tu as des problèmes, tu peux nous en parler, fit-elle.   

   – Tout va bien, je vous assure, fit-il en retournant vers sa monoplace. Je me suis juste pris la tête avec un type à l’école, c’est tout.   

   – Au point que vous en veniez aux mains ? demanda Joel, agacé par son comportement.   

   – Ça va, c’est pas…  

   – Antton, ça suffit ! coupa-t-il. Je suis rentré à la maison pour voir ta mère en pleurs dans la cuisine. Elle est morte d’inquiétude pour toi, et je commence sérieusement à m’inquiéter aussi. Ça fait des semaines que nous ne t’avons pas vu sourire, et je veux bien croire que ce soit notre faute, mais ça, qu’est-ce que c’est ?   

   Il pointa du doigt le bleu sur sa joue. Genevalisse posa une main sur son bras pour lui demander de se calmer.   

   – Il y a un gars dans ma classe qui suit les Grands Prix de Mach 1, commença Antton en jetant son casque dans le baquet de sa voiture. Il a commencé par dire qu’il n’y avait que les grandes écuries qui comptaient, et que tout le reste ne faisait que polluer le sport.  Alors il a pris exemple sur ton équipe en disant que ça faisait pitié, que vous ne seriez jamais de taille à concourir sur un circuit nomad, et que vous feriez bien d’arrêter parce qu’en courant sous le drapeau portoricain, vous faisiez honte au pays. Là, je lui ai dit de la fermer. Alors il s’est tourné vers moi, et il a dit que mon père était un raté, qu’il ne gagnerait jamais aucun championnat, que ma mère devait certainement le tromper, vu à quel point c’était un pourri, et qu’elle avait bien raison. Là, je l’ai frappé.   

   Joel tomba des nues et toute sa colère s’envola d’un coup.   

   – Oh, Antton… gémit Genevalisse en retenant ses larmes.   

   – Mais… commença Joel. C’est la première fois qu’il s’en prend à toi ?   

   Antton haussa les épaules. Lui aussi essayait de ne pas pleurer.   

   – Il dit toujours du mal des sports mécaniques, je n’ai jamais vraiment fait attention…  

Joel soupira et se passa une main sur le visage en s’éloignant de quelques pas pour tenter de faire le tri dans ses émotions. Jamais il n’aurait pensé que sa passion pour le sport auto aurait pu ainsi porter préjudice à son fils. Il s’était préparé à le voir rentrer en se plaignant des moqueries parce que sa mère avait un accent, ou parce qu’ils n’avaient pas de gros moyens, mais pas pour ça.   

   – Bon, remettons les choses dans l’ordre, fit-il, les mains sur les hanches. Si ce crétin t’embête encore, tu nous en parles. On verra bien ce que dira Mme Velez, mais en sachant ce qu’il s’est passé, je me fais moins de soucis. En revanche, tu n’es pas à l’abri des problèmes pour autant. Ce qu’il s’est passé ce soir, je ne veux plus que cela se reproduise.   

Antton tourna les yeux vers lui, sourcils froncés.   

   – Tu dois nous demander avant de venir conduire.   

   – Mais…  

   – À chaque fois, ajouta Joel.   

   Antton jeta un coup d’œil à sa mère, mais ce n’est pas vers elle qu’il pourrait trouver du soutien.   

  – Je ne veux pas que la course prenne le pas sur tout le reste, comme c’était le cas dernièrement. Tu dois être à la maison à l’heure des repas, tu dois aider pour les tâches ménagères, tu dois faire tes devoirs, et surtout, tu dois embrasser ta mère en rentrant si elle est là. La voiture, c’est uniquement une fois que tout ça, c’est fait.   

   Antton ouvrit la bouche, mais à la mine de son père et au regard de ce qu’il venait de dire, il sut que ça ne servait à rien d’argumenter. Sans compter qu’il craignait que s’il n’obéissait pas, la prochaine fois, il soit privé de pilotage sans certitude de pouvoir un jour remonter dans sa monoplace.   

   – Et tant qu’on en est à parler de ta voiture, il y a certaines choses qu’il va falloir mettre au clair.   

   Cette fois, même Genevalisse lui adressa un regard interrogatif.   

   – Tu prends toujours mal le virage trois, et tu roules trop vite. Si tu continues à sur-piloter de cette façon, c’est la sortie de route assurée. Je ne veux plus que tu fasses de nouveaux réglages et que tu partes conduire sans m’en avoir parlé avant.   

Antton ouvrit la bouche, mais Joel ne lui laissa pas le temps de parler :   

   – Et en parler à Braulio ne compte pas. Je ne veux pas te priver à nouveau de ta voiture — et je pense pouvoir affirmer que maman est d’accord avec moi. En revanche, je ne veux pas non plus que tu te mettes en danger, la Mach reste un sport qui tue.   

   À contrecœur, il hocha la tête. Oui, il savait très bien à quel point le sport mécanique était dangereux. Quatre ans plus tôt, Silvio Monteiro, qu’il estimait être le meilleur pilote de tous les temps, s’était tué au Grand Prix d’Espagne en filant tout droit dans un virage. Antton avait été inconsolable pendant un long moment.   

   – Bon, aller. Va donc ranger ta voiture, qu’on puisse rentrer pour manger.   

   Il rappela Antton alors qu’il s’éloignait, puis écarta un bras pour lui faire signe de le rejoindre. Le jeune homme vint se blottir contre lui, et Joel attira Genevalisse dans leur étreinte.   

   – Vous deviendrez de grands pilotes, tous les deux, fit-elle en les serrant fort contre son cœur.   

   – Je deviendrai champion du monde un jour.   

   – Uniquement si tu penses à venir voir ta mère de temps en temps lorsque tu seras une star internationale.   

   Antton pouffa.   

   – Désolé, pour tout à l’heure…   

   Genevalisse se dégagea de l’étreinte de Joel pour ne plus serrer contre elle que son fils. Qu’elle avait peur de cette passion qui le faisait vivre ! Il y avait tant de choses dans ce sport qui pouvaient le briser, ou pire, le tuer. La Mach 1 était sans conteste le sport le plus dangereux du monde, où seulement vingt pilotes au monde s’affrontaient sur les pistes les plus spectaculaires jamais vues. Mais que pouvait-elle faire ? Elle le perdrait tout autant en se mettant en travers de sa route, et si elle parvenait à le tenir éloigné de sa voiture, alors cela le tuerait certainement.   

   Les semaines qui suivirent, Antton chercha son rythme. Voyant que de lui-même, il n’arrivait pas à jongler équitablement entre ses obligations et le pilotage, il alla, presque penaud, demander de l’aide à sa mère. Ravie de le voir revenir vers elle après des semaines d’éloignement, et touchée que ce soit vers elle qu’il se soit tourné, Genevalisse crut un instant qu’elle allait pleurer. Finalement, elle arrêta ce qu’elle faisait et ils convinrent d’un emploi du temps qu’il pourrait suivre jusqu’à ce que cela devienne naturel. Les vacances d’été arrivèrent comme une bouffée d’air frais. Avec l’été venait la saison humide, et les jours de pluie qui se suivent sans s’arrêter. Antton n’aimait pas conduire sous la pluie, et puis, ni Joel, ni Genevalisse voulaient le voir s’y risquer. Dès que le soleil se montrait, il courait hors de la maison pour rattraper tout le temps perdu en conduisant encore et encore.    

 

*

 

   – Casque ?   

   – C’est bon, répondit Antton en jetant un coup d’œil vers la housse posée près de lui.  

   – Combi, gants ? Chaussures ?   

 – Oui, c’est bon, fit-il en ouvrant le sac sur ses genoux. Mais… T'as une nouvelle combinaison ?  

   Joel secoua la tête puis tourna en suivant les indications de l’officier présent sur le parking. Il y avait beaucoup de monde, la grille de départ serait saturée.   

Genevalisse se tourna vers la banquette arrière, et regarda le visage de son fils alors qu’il tirait la combinaison hors du sac.  

   – Mais… bredouilla-t-il en voyant l’initiale brodée près du nom au niveau de la ceinture.   

   – J’ai brodé une croix sous le drapeau, fit Genevalisse en lui montrant l’envers du tissu.   

Comme s’il doutait de ce qu’il voyait, il regarda les gants, et les chaussures, puis il tira sur la fermeture de la housse pour en extraire le casque.   

   – Alors, tu ne dis rien ? demanda Joel avec un sourire.   

   – C’est ton ancien casque.   

   – Oui, le tien n’était pas homologué pour ce genre de courses.   

   Dans le rétro, Joel le vit sourire en passant le doigt sur les initiales de leur nom. Il gara la voiture à leur emplacement et ils rejoignirent Braulio près du camion.  

   – Alors, c’est le grand jour ? demanda-t-il en les accueillant.  

   Antton le salua à peine et se précipita pour ouvrir le hayon du camion et s’assurer que c’était bel et bien son nom qui était floqué sur la voiture.   

   – Tu as pu faire les changements sur les papiers d’inscription ? demanda Joel.   

   – Oui, sans souci. Par contre, je ne savais pas quel numéro tu voulais, alors j'ai mis le même que tu portes d’habitude, ajouta-t-il à l’adresse d’Antton. 

   – Le neuf, c’est très bien, répondit-il en descendant du camion.   

Joel et lui se sourirent.  

   

 – Les abords du circuit grouillaient, côté paddock autant que côté spectateur. Ce weekend-là, il y avait également le Grand-Prix de Mach 1, et on se souvient surtout de cette date pour l’organisation qui avait été hasardeuse. Combiner ces deux courses n’était pas franchement une bonne idée. Antton avait déjà couru en Mach régionale brésilienne, et il connaissait bien le circuit de Paromar, mais je sais bien comment ça marche. À mon avis, c’est comme s’il découvrait le circuit pour la première fois.   

  

   Les stands étaient réservés aux Mach 1, et seuls Joel et Braulio purent accompagner Antton. Ils rejoignirent Luiz et Danilo, les frères de Genevalisse, ainsi que Felipe. À eux cinq, ils formaient l’équipe de mécaniciens complets qui permettait à la Torres Racing Team de participer aux courses. Danilo n’était pas fan de course autant qu’eux, mais il avait bien sûr répondu présent quand il avait compris que c’était une affaire familiale. Et puis, Raul lui en aurait voulu s’il n’avait pas accepté. Et Felipe s’était joint à l’équipe complètement par hasard. Il avait été commissaire sur l’une des courses de Joel en pensant qu’il allait adorer ça, il avait détesté.   

   Paromar était un circuit classique, jugé « old school ». L'emplacement était vallonné et le dénivelé assez important à certains endroits, mais en dehors de ça, la piste était lisse et avait été resurfacé quelques années en arrière. C’était un tracé qui n’était pas trop technique et qui offrait beaucoup de perspectives de dépassement.  

   – Alors, écoute, fit Joel pour capter l’attention d’Antton. Tu passes à quinze heures, tu n’auras qu’une seule séance d’essais. Il y aura dix-neuf autres pilotes avec toi. Les monoplaces ont roulé toutes les journées, et hier également, donc tu ne devrais pas avoir de soucis avec tes pneus, la piste devrait accrocher.   

   Antton détacha les yeux de la voiture qui passait devant eux et se concentra sur ce que disait son père.   

   – Pour le weekend, nous avons les quatre trains de pneus réglementaires, mais l’un d’eux est déjà rodé, tu vas devoir être économe.  

   – A-t-on une stratégie pour la course ?   

   – On en discutera plus tard, concentre-toi sur les essais. Braulio a installé ton baquet dans la voiture et adapté le pédalier, mais tu voudras certainement faire d’autres réglages. Une heure, ça passe vite, on va devoir être efficace.   

   Antton hocha la tête, puis enfila les manches de sa combinaison. Il avait le cœur qui battait vite. Ils se trouvaient tout au bout de la ligne des stands, les monoplaces étaient rangées en épis devant les box et les pilotes commençaient à s’y installer. Luiz lui tendit sa cagoule, puis son casque. Il avait les mains qui tremblaient un peu, et peina à mettre ses gants. Son équipe le vit, mais personne ne fit de remarque.   

   Antton se glissa enfin dans le cockpit, et Braulio vint lui attacher ses sangles.   

   – T’es bien installé ?   

   Il appuya sur la pédale de frein, tourna le volant dans un sens, puis dans l’autre, et leva son pouce. Tout était comme d’habitude, Braulio avait fait du bon travail, comme toujours.   

   L’attente commença. La séance commençait moins de cinq minutes plus tard, peut-être six ou sept pour lui qui devait attendre que toutes les monoplaces quittent la ligne des stands pour s’élancer. Il se repassa les procédures en tête, parcourut mentalement le circuit, effleurant les pédales et le levier de vitesses comme il l’aurait fait en roulant. Puis, il toucha le drapeau brodé sur sa combinaison en sachant que derrière se trouvait une petite croix. Il pria un instant, entendant son cœur plus fort que le brouhaha du monde qui l’entourait.   

   Les minutes durèrent des heures, mais, enfin, Felipe lui fit signe. Antton relâcha l’embrayage et appuya sur l’accélérateur. Maintenant, il était seul en piste.   

   – Il avait l’air plus stressé que d’habitude, fit Braulio en suivant la monoplace des yeux alors qu’elle s’éloignait.   

   Joel hocha la tête. Il l'était tout autant. Antton avait déjà roulé en Mach 3, et même fait quelques courses, pourtant. 

   Depuis le bord de la piste, ils suivirent des yeux les voitures qui traversaient la ligne droite de départ/arrivée. Ils n’avaient aucun moyen de savoir comment s’en sortait Antton, si ce n’est grâce à son temps au tour et au tableau de classement.   

   – Il y a quelque chose qui ne va pas, constata Braulio alors qu’il stagnait au dernier rang.   

Il tendit son chrono à Joel, qui constata les faits. Antton avait rarement été aussi lent.   

   – Faisons-le rentrer, décida-t-il.   

   Le temps qui passa avant que sa voiture n’apparaisse au bout de la ligne des stands fut douloureux.   

   – Il reste combien de temps ? demanda Antton d’une voix inquiète.   

   Joel fronça les sourcils, surpris par cette question.   

   – Un peu plus de quarante-cinq minutes. Tout va bien ?  

   Il hésita, mais hocha la tête. Le temps semblait lui avoir filé entre les doigts. Les quelques tours qu’il avait exécutés avaient été étranges, comme s’il s’était situé derrière une vitre et que rien autour de lui n’était réel.   

   – Souviens-toi que ce ne sont que les essais, rappela Joel en essayant de le rassurer. Ton chrono ne compte pas pour le moment.   

   – Ça va, assura Antton. Laisse-moi faire encore un tour ou deux, je sens qu’il y a quelques réglages à faire.   

   Joel croisa son regard à travers sa visière, mais il avait l’air sûr de lui. Lorsqu’il reprit la piste, Antton était différent. La bouffée d’angoisse qui s’était emparée de lui s’était envolée, ne laissant place qu'à la concentration et à l'adrénaline. Il songea un instant qu’autour de lui se trouvaient principalement des pilotes bien plus expérimentés que lui, et certainement plus vieux, mais il repoussa vite cette pensée. Ils n’étaient qu’en Mach 3, mais certaines écuries avaient déjà un budget hallucinant, et chaque fois qu’il traversa la ligne des stands, il passa devant des écuries comportant des dizaines de mécaniciens. La différence de chance donnée à chaque pilote était énorme.   

   – La suspension est encore trop rigide, annonça Antton en rentrant une nouvelle fois au box.  

   – Encore ?! s'exclama Braulio.   

   – Dépêchons-nous, pressa Joel.   

   Il ne restait plus beaucoup de temps. Antton était rentré aux stands bien plus de fois que la majorité des pilotes, et n’avait pas eu l’occasion de faire de longs relais, mais ils lui faisaient confiance : il connaissait sa voiture par cœur et savait de quels réglages elle avait besoin pour être la plus performante possible. Sur ce point-là, il était même meilleur que Joel.   

Le drapeau à damier fut agité, et Antton coupa enfin le moteur. Il resta un instant dans le cockpit, essoufflé, le cœur battant.   

   – Alors ? demanda-t-il en quittant la voiture.   

   – Toi d’abord, répondit Joel, qu’est-ce que t’en as pensé ?    

   Antton jeta un coup d’œil à la monoplace, puis aux équipes qui commençaient déjà à ranger leurs affaires pour laisser la place.   

   – Je pense qu'on a fait tous les ajustements nécessaires, elle ne pourrait pas être plus rapide. C’est à moi de travailler sur les trajectoires, maintenant.   

    Joel hocha la tête.   

  –Tu es dans le top dix, annonça-t-il alors qu’il l’interrogeait du regard. Tu as toutes tes chances de réussir à te qualifier pour la course.    

   Antton soupira et sourit en même temps.   

   Ils n'eurent pas le temps d’en dire plus, car il fallait laisser la place à la deuxième vague de Mach 3. Les cousins d’Antton se ruèrent sur lui lorsqu’ils quittèrent les paddocks, et si Genevalisse avait une folle envie de le serrer contre elle, elle se retint.   

   La soirée ne fut pas aussi longue qu’elle l’aurait été en temps normal, car à peine le repas fini, Antton fila dans la chambre qu’il partageait avec Raul pour étudier le circuit, ses performances, et celles des autres.    

   Excités de le voir participer à une course d’une telle ampleur, ses cousins le rejoignirent vite et ils discutèrent pendant des heures de stratégies et de trajectoires. Marco ressortit les vieilles cassettes de son père, qui enregistrait tous les Grands Prix depuis des années, et ils regardèrent quelques courses de Mach 1 en quête d’inspiration.   

   Lorsque Joel monta, tard dans la nuit, il trouva les cousins endormis devant la télé. Seul Antton luttait encore contre le sommeil, couché par terre sur le ventre. Joel reconnut les images du Grand Prix d’ouverture de la saison 1977, celle où avait perit Monteiro. Il vit son fils bouger les lèvres lorsque le présentateur parlait, il connaissait les commentaires par cœur. Devant lui, il avait ouvert en grand un magazine dans lequel il y avait un dessin du tracé du circuit de Casablanca, et à l’aide d’une miniature de Mach 1, il suivait en direct la position de son pilote préféré.  

   Silencieusement, Joel l’observa un moment. Il contempla les posters des plus grands coureurs, les photos des prodigieux circuits nomads découpés dans les journaux, et la collection de modèles réduits sur l’étagère. Il aimait la course, il aimait vraiment ça, mais son fils était transporté. Il savait qu’il avait fait le bon choix en le mettant dans la voiture, et il savait aussi qu’il était prêt à tout pour l’emmener le plus loin possible. Oui, il avait le sentiment qu’Antton ferait de grandes choses. Cela lui faisait un peu peur, également, parce qu'il craignait plus que tous qu’il se brûle les ailes.  

   

 – Il y a beaucoup de pilotes qui passent en Mach 3, c’est une discipline qui reste assez accessible, pourvu que l’on ait la voiture. Il y a toujours quelques pilotes qui brillent dans cette catégorie, et qui deviennent habitués à la grille du dimanche. On espère les voir gravir les échelons, mais tous n’ont pas l’étoffe pour y parvenir. Toujours est-il, je crois, que ceux qui l’ont vu courir, s’ils l’avaient bien regardé, auraient déjà pu prédire quel visage aurait la suite de sa carrière. Il rafla ses premiers points dès cette course, et s’assura une place pour la prochaine. Dans ce genre de championnat, rien n'est couru d’avance, surtout lorsque l’on est rookie, mais Antton s’installa rapidement dans le top dix, puis dans les favoris au titre.   

   « Cette année fut certainement riche en émotions et fabuleuse pour lui. Mr Torres lui cacha longtemps la réalité des faits. Ses frères étaient d’une grande aide financière, mais leur trésorerie était minuscule au regard de ce que le championnat leur demandait. Il avait fait le choix au début de cette année, et avec l’accord de Mme Torres, de passer le flambeau et de faire de leur fils le pilote principal de leur écurie. Il prétendit qu’il n’avait plus l’endurance pour courir autant, et que la perspective de travailler depuis les stands le tentait plus que d’être en piste. Était-ce vraiment la vérité ? Peut-être bien que non.  »

suivez l'évolution du projet sur instagram

© 2024 par Johanna Maitre. Créé avec Wix.com

bottom of page